vendredi 7 décembre 2012

METTRE FIN AU POUVOIR DES MARCHANDS DE SOUPE.

Dans Parole d'Hommes, Stephen Jourdain donne sa version du rejet de la spiritualité par le monde moderne. Voici rassemblés des extraits où Stephen Jourdain évoque ce point entre autres thèmes.


Dans L'irrévérence de l'éveil, en dialogue avec Gilles Farcet, il dit p. 52 à ce sujet :
Je dois honnêtement reconnaître que je continue à tenir pour sordide cette mentalité de boutiquiers, fussent-ils de haut vol, qui domine pour l'instant notre monde. C'est pourquoi, pour que j'en aie quoi que ce soit à foutre, je ne me sens pas particulièrement à mon aise dans la société actuelle qui m'apparaît régie par des marchands de soupe et autres maquignons déguisés en fins économistes. On se trouve des alibis culturels, sociologiques et tout ce que l'on voudra, mais en réalité, il s'agit de vendre sa soupe - ce qui me paraît répugnant, et d'autant plus nauséabond lorsque la soupe en question s'appelle spiritualité. C'est là qu'on en arrive à l'ultime déchéance. Mais passons...
Moi qui suis professeur en lycée, j'en vois les conséquences sur une partie des élèves. Pour "réussir", beaucoup aspirent à devenir de ces marchands de soupe ou de ces maquignons. Dans les banlieues parisiennes, il y a souvent l'évidence qu'il y a les marchands de soupe légaux (les financiers, les banquiers, les agents des multinationales y compris les politiques) et les illégaux (les dealers, les voleurs et autres petits trafiquants) tout aussi légitimes aux yeux de certains. Les élèves "ambitieux" veulent entrer dans des écoles de commerce. Et lorsque ces élèves songent à être ingénieurs, ils songent peu à l'être au sens traditionnel. Peu d'élèves songent à la recherche scientifique ou à l'innovation technologique.

Heureusement d'autres songent à des carrières d'éducateur, de professeur ou encore à des métiers d'arts et de spectacles.  Il y a bien sûr aussi des vocations médicales : infirmières, sages femmes ou médecins.


A vrai dire aucun ou presque n'a conscience du tournant évolutif que nos sociétés dans les 30 ans à venir vont devoir prendre. Il y a qu'une minorité qui prend au sérieux les questions spirituelles et une encore plus petite minorité qui prend au sérieux les tournants économiques que vont engendrer les limites des ressources terrestres, les conséquences écologiques de notre industrialisation pétrochimique et agronomique mais aussi paradoxalement l'allongement sans doute important de notre espérance de vie à cause des progrès scientifique en cours. Mais ceci est bien représentatif de la société actuelle. J'espère planter quelques lumières pour plus tard pour quand quelque chose d'autre émergera de leur expérience.

Une vision intégrale au sens large (de Sri Aurobindo à Ken Wilber) devrait mettre vraiment au centre les valeurs de la création et de l'évolution en lieu et place d'une consommation aveugle. Mais elle reste encore bien souvent incapable de vraiment percevoir en quoi on ne peut pas faire de la spiritualité une soupe de plus à vendre et donc d'offrir un dépassement des limites de notre monde... Le geste spirituel de Paul de Tarse qui consiste à vivre de son métier et à donner un enseignement spirituel et religieux sans être à la charge des communautés qui le reçoivent reste ignoré dans sa profondeur.

A vrai dire au cœur d'une vision intégrale, la création met par définition en jeu la valeur fondamentale de la gratuité. En effet un créateur est un médiateur d'une réalité plus grande que lui, la réalité qui nous donne d'être spirituellement sans exiger de nous quoi que ce soit. Créer authentiquement revient à se brancher à cette dimension ontologique du don et devrait donc nourrir partage et solidarité. Une communauté créatrice devrait trouver indigne qu'on doive gagner sa vie en sacrifiant le développement de toute dimension créatrice. En faire du développement des facultés intuitives créatrices un moyen de faire des affaires trahit donc le geste créateur fondamentalement. 
On sent bien que grâce à cet exercice le guru ne va plus trouver culpabilisant de réclamer son argent, non ?
L'argent peut être un instrument servant la volonté divine mais peut-il être un ami ?
Les gens comme les heures sombres des années 30 évoquent des ennemis culturels sans voir que ce sont bien les marchands de soupe la première cause de tous les stress inutiles et d'une misère injustifiable. Bien entendu les marchands de soupe ne sont pas toujours nettement séparables des producteurs : le logo à ce niveau fait la loi, l'obsolescence qui ignore tout souci écologique et la fin des matières premières ou encore le mensonge publicitaire éhonté font la loi.

Mais on remarquera que les créateurs authentiques parmi les producteurs sont aussi très souvent exploités par les marchands de soupe. Qu'on songe à ces agriculteurs dont les produits qui ne leur rapport à peine de quoi vivre engraissent les épiciers en gros. Qu'on songe à ces petites entreprises rachetées par des fonds de pension qui les vident jusqu'à la moelle pour ensuite les démanteler et en vendre les restes.

Qu'on réfléchisse aussi aux petites mains du commerce : à ces métiers ingrats où on reçoit les plaintes et on subit les humiliations des clients pour des produits décevants, à ces caissiers et caissières qui n'ont pas le droit de ne pas sourire, à ces hommes et femmes des centres d'appel chargés de vendre des produits qu'ils savent sans intérêt, à ces jeunes gens ou ces précaires qui dans la rue doivent nous donner des tracts ou distribuer dans nos boîtes les publicités, etc. Toutes ces tâches précaires et sans intérêt créatif sont indignes.

Bientôt notre pays ne sera plus que centres commerciaux déserts, parkings vides. 


Défendre les créateurs contre les marchands de soupe n'est politiquement ni de droite ni de gauche. Et pourtant il y a là la seule vraie urgence politique.